La guerre d’après : ce que dit vraiment Carlo Masala
La guerre d’Après n’est pas un livre de prospective. C’est un constat sec, presque clinique : la paix telle que l’Europe l’a connue depuis 1990 n’existe plus. Carlo Masala, professeur à la Bundeswehr Universität, jette un pavé dans la mare d’un certain confort intellectuel européen. Pour lui, nous ne sommes pas à l’aube d’un nouveau conflit : nous vivons déjà dans une guerre permanente, fragmentée, polymorphe. La seule chose qui a changé, c’est que beaucoup refusent de le voir.
Ce qui s’est effondré, c’est le système de croyances né de la chute du mur de Berlin : celui d’un monde régulé par des normes, où les conflits seraient canalisés par le droit international, l’économie et le dialogue. Masala démontre que cette vision idéaliste, surtout enracinée en Allemagne, est désarmée face au retour brutal de la guerre comme mode de régulation des rapports de force.
À travers une série de chapitres courts mais denses, il décrit comment les États autoritaires (Russie, Chine, Iran) utilisent l’agression, la désinformation, les cyberattaques, et l’intimidation pour avancer leurs pions. Loin de croire à un affrontement global façon Guerre Froide, il montre une conflictualité « continue », où tout devient arme : pipelines, données, alliances, opinion publique.
L’objectif est clair : déconstruire les illusions de sécurité et inciter à une reconquête mentale de la puissance. La guerre d’après n’est pas demain. Elle est déjà là.
L’Allemagne désarmée : entre culpabilité historique et aveuglement stratégique
Carlo Masala s’adresse d’abord à son pays. Il accuse frontalement l’Allemagne de s’être réfugiée dans une culture stratégique de la dénégation, nourrie par la honte du passé nazi et par la foi naïve dans le commerce comme vecteur de paix.
L’idée que la dépendance économique crée des interdépendances pacifiantes s’est révélée illusoire : l’Allemagne a importé du gaz russe à bas prix tout en sous-finançant sa défense. Elle a marginalisé les mises en garde de ses voisins d’Europe centrale. Elle a ignoré les signaux envoyés par la Russie depuis 2008 (Géorgie) et 2014 (Crimée). Résultat : en 2022, elle se réveille nue, prise de court, dépendante de l’OTAN, sans capacité d’action autonome.
Scholz a beau parler de Zeitenwende (tournant d’époque), Masala pointe l’écart entre le discours et la réalité. Les livraisons d’armes à l’Ukraine restent lentes, la Bundeswehr en état critique, et les élites pacifistes dominent encore les débats.
Ce que Masala réclame, ce n’est pas la militarisation à tout prix, mais le retour d’une pensée stratégique réaliste : savoir nommer l’ennemi, anticiper les rapports de force, assumer des responsabilités internationales. Sans cela, l’Allemagne restera une puissance économique… soumise aux puissances géopolitiques.
En France, une lucidité tranquille mais incomplète
La France, à la différence de l’Allemagne, n’a jamais vraiment rompu avec la logique de puissance. Dissuasion nucléaire, autonomie stratégique, interventions extérieures : tout cela fait partie de son ADN post-gaullien. Pour autant, Carlo Masala ne ménage pas Paris. Il reconnaît que la France a vu venir le retour de la guerre, mais il souligne aussi ses limites : armée sous-financée, déficit d’anticipation industrielle, dépendances technologiques.
La France n’a pas eu besoin du 24 février 2022 pour comprendre que le monde redevenait dangereux. Dès 2013, elle intervenait au Mali pour contenir le jihadisme. Elle a mené des frappes contre Daech en Syrie, tout en maintenant une ligne dure vis-à-vis de la Russie, notamment depuis l’annexion de la Crimée. Emmanuel Macron, bien que critiqué pour son dialogue avec Poutine, a défendu avec constance l’idée d’une Europe souveraine, capable de se défendre sans dépendre totalement des États-Unis.
Mais la lucidité ne suffit pas. La France peine à entraîner ses partenaires européens dans une dynamique commune. L’Allemagne freine. L’Italie hésite. Et les pays de l’Est, traumatisés, regardent vers Washington. Ce qui manque, selon Masala, c’est une cohérence stratégique européenne. Et la France, si elle veut rester en première ligne, devra transformer ses discours en outils.
L’OTAN sans frontière : la guerre sans uniforme
L’un des grands mérites du livre de Masala est d’élargir la définition de la guerre. Fini le modèle Clausewitzien : la guerre n’est plus la continuation de la politique par d’autres moyens, mais la fusion de toutes les formes de pression, militaire, économique, numérique ou psychologique, dans une même matrice stratégique.
En ce sens, la Russie mène déjà une guerre contre l’Occident :
- Cyberattaques contre les réseaux électriques, hôpitaux, médias ;
- Sabotages d’infrastructures sous-marines comme Nord Stream ;
- Intrusions dans les processus électoraux en France (2017), aux États-Unis (2016), en Allemagne (2021) ;
- Propagande virale via les réseaux sociaux, via des relais comme Sputnik ou RT (interdits depuis, mais remplacés par des clones).
Cette guerre-là ne tue pas immédiatement, mais elle affaiblit, sape, érode. Elle crée du doute, de la confusion, de la division. C’est une guerre d’usure mentale.

Le cheval de Troie : relais politiques et complicités intérieures
Masala suggère que les démocraties sont vulnérables car ouvertes. Ce qu’il décrit peu, mais qui complète parfaitement sa démonstration, c’est l’existence de relais politiques internes, souvent complaisants voire alignés sur les intérêts russes.
Ils ne sont pas marginaux. Ils siègent au Parlement européen. Ils gouvernent parfois.
- En France, Marine Le Pen n’a jamais condamné clairement l’agression russe. Elle a défendu le rattachement de la Crimée. Elle a contracté un prêt à une banque russe.
- En Hongrie, Viktor Orbán bloque régulièrement les sanctions contre Moscou, défend une « neutralité » équivoque, et reçoit Poutine alors que celui-ci est visé par un mandat de la CPI.
- En Slovaquie, Robert Fico a longtemps défendu une ligne pro-Kremlin avant d’être blessé dans un attentat.
- En Italie, Matteo Salvini portait un t-shirt à l’effigie de Poutine sur la Place Rouge en 2014.
- En Allemagne, l’AfD réclame une sortie des sanctions contre la Russie et accuse l’Ukraine de provocations.
Il ne s’agit pas d’accuser sans preuves, mais de poser la question : à partir de quand un discours politique devient un outil d’influence stratégique étrangère ?
Une guerre permanente : ni paix ni guerre, juste conflit
Masala affirme que nous devons abandonner l’idée de frontières claires entre guerre et paix. Le conflit est devenu l’état normal du monde : avec des pics de violence, des accalmies apparentes, mais aucun retour à la stabilité.
Cela implique une révolution mentale : il ne s’agit plus de gagner la paix, mais de tenir dans le conflit. Cela implique de penser la sécurité non comme un état, mais comme un processus. De penser l’armée comme un outil de résilience, pas uniquement d’intervention. De penser le renseignement comme une arme de temps de paix.
Ce qui se joue, ce n’est pas une victoire militaire. C’est la capacité des sociétés occidentales à endurer, à rester lucides, à ne pas céder au cynisme ni à la panique.
Un livre pour l’Allemagne, mais un message pour tous
Il faut être clair : La guerre d’Après s’adresse d’abord aux Allemands. Carlo Masala les somme de sortir du sommeil stratégique, de passer de la culpabilité à la responsabilité, de comprendre que la neutralité n’existe plus.
Mais au fond, son message dépasse l’Allemagne. Car si la France et le Royaume-Uni sont plus lucides, ils ne sont pas pour autant prêts :
- La France peine à reconstituer ses stocks, à moderniser ses équipements, à réconcilier sa jeunesse avec l’armée.
- Le Royaume-Uni, hors UE, veut être un acteur global, mais peine à tenir sa ligne budgétaire.
- Les États-Unis, en cas de retour de Trump, pourraient se détourner de l’Europe.
Le vrai risque n’est pas de perdre une guerre militaire. C’est de perdre la guerre mentale. Celle de l’attention, de la clarté, de la volonté.
La guerre d’après : la lucidité comme ligne de front
Masala n’est pas un prophète de malheur. Il est un réaliste. Et à travers ses pages, une idée s’impose : il ne s’agit pas de devenir paranoïaque, mais stratège.
La guerre d’après n’est pas demain. Elle est là. Et chaque citoyen, chaque décision publique, chaque choix de mot contribue à y faire face… ou à y céder.
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