Après avoir parcouru Parlons-nous tous la même langue ?, il est temps de s’interroger : reflet fidèle des fractures françaises ou discours récurrent nourrissant divisions et clichés ? Il est essentiel d’essayer de comprendre ce qui se cache derrière ce type d’analyse de la France et des français.
Quand la ruralité est utilisé comme argument marketing
« Il faut être proche des Français, comprendre leurs vrais besoins », affirment depuis des décennies sociologues, hommes politiques et écrivains. Mais que signifie cette proximité ? La ruralité, souvent citée comme miroir de la « vraie France », est-elle devenue une étiquette commodément exploitée par des penseurs parisiens, déconnectés de leur propre déconnexion ?
Déjà dans les années 1980, François Mitterrand, en grand stratège, s’appuyait sur la ruralité comme une symbolique de la continuité républicaine. Mais le véritable tournant a été amorcé par Michel Rocard, qui, dans un élan sincère, voyait dans la décentralisation un outil pour revitaliser les territoires. Cependant, ce qui était conçu comme un projet politique a été transformé, au fil des décennies, en un discours facile opposant « la France d’en haut » à « la France d’en bas ».
« Entre les bourgs et les tours, des imaginaires plus communs qu’on ne le pense », révèlent les études qualitatives comme Parlons-nous tous la même langue ?. Pourtant, les problématiques aujourd’hui sont fondamentalement les mêmes qu’on soit Parisien ou habitant d’une petite commune : l’accès aux services publics, le pouvoir d’achat, la sécurité et l’éducation restent les principales préoccupations de tous. Quelques différences marginales peuvent exister chez certains « bobos » urbains, mais elles ne représentent qu’une fraction minoritaire.
Pourtant, à l’échelle locale comme nationale, la population est aussi fragmentée que diversifiée. L’élévation artificielle de la ruralité comme symbole d’authenticité masque les véritables fractures, souvent socio-économiques et culturelles, qui traversent toute la société française.
Et demandez donc aux parisiens. Ils sont Au 3/4 nés en province donc ils en connaissent les codes, les langages, et si l’on veut être caricatural même les coutumes.
Local contre national, une opposition qui échoue à convaincre
Depuis Jacques Chirac et sa fameuse « fracture sociale » jusqu’à Emmanuel Macron cherchant à réconcilier « les villes et les champs », la politique nationale est devenue une cible facile. Les sociologues comme Christophe Guilluy et les auteurs comme Emmanuel Todd ont souvent souligné l’éloignement des élites nationales face aux réalités locales. Ce discours, largement repris dans Parlons-nous tous la même langue ?, suggère que la proximité locale pourrait être l’antidote à la défiance croissante envers la politique nationale.
Mais qu’en est-il vraiment ? Les maires , loin de l’image de petits gestionnaires pragmatiques, gèrent souvent des finances aussi tendues que l’État central. La dette publique locale, bien que moins médiatisée, est une réalité concrète : certaines collectivités ont souscrit des emprunts toxiques dans les années 2000, endettant durablement leurs habitants. De même, les dépenses de fonctionnement des collectivités ont augmenté de 5,4 % au cours des huit premiers mois de 2024 par rapport à la même période en 2023. Les dépenses d’investissement ont également connu une hausse notable de 13,1 % sur la même période, les communes et intercommunalités s’efforçant de réaliser leurs projets avant les élections de 2026. On est bien loin de la gestion « en bon père de famille ». De plus, les politiques locales peuvent être tout aussi déconnectées : l’absence de cohérence entre aménagements urbains et ruraux ou des initiatives écologiques mal adaptées en sont des exemples criants.
Par ailleurs, opposer local et national est un non-sens. Michel Foucault nous rappelait déjà que les relations de pouvoir sont systémiques : l’échelon local ne peut fonctionner efficacement sans les ressources et la coordination de l’échelon national. Plutôt que de critiquer le national comme une entité déconnectée, ne faudrait-il pas repenser les mécanismes de coopération entre ces deux sphères ?
Quant à la déconnexion européenne, financièrement, la ruralité pourtant connaît bien le chemin de l’Europe. Les villes de province bénéficient largement des aides européennes via les fonds structurels, notamment le FEDER (Fonds européen de développement régional) et le FSE+ (Fonds social européen+). Par exemple, des projets d’infrastructures dans des villes comme Clermont-Ferrand ou Lille ont reçu des dizaines de millions d’euros pour soutenir l’innovation, le transport durable ou la transition énergétique. En 2021, 70 % des projets cofinancés par l’Europe concernaient le développement des zones rurales ou revitaliser des villes moyennes. Par ailleurs, des programmes spécifiques, comme les ITI (Investissements territoriaux intégrés), ciblent directement les régions moins développées.
Une France plurielle, une république indivisible
François Bayrou, dans sa campagne de 2007, affirmait qu’il y avait « autant de France qu’il y a de Français ». Cette phrase, souvent reprise, souligne un élément essentiel écarté dans les analyses simplistes : la diversité des perceptions et des attentes. À vouloir créer des oppositions artificielles entre territoires, on risque de masquer l’éclatement réel des aspirations individuelles.
De Pierre Bourdieu à Patrick Boucheron, de nombreux penseurs ont souligné l’importance des contextes locaux tout en reconnaissant la nécessité d’une vision collective. L’école, par exemple, illustre parfaitement ce besoin d’unification : qu’on soit à Paris ou dans une commune rurale, la dégradation du système éducatif est perçue comme une menace collective. De même, la sécurité ou l’accès aux soins sont des préoccupations communes, transcendant les clivages territoriaux.
Cependant, il est crucial de reconnaître que ces aspirations communes n’annulent pas les spécificités locales. Les défis de mobilité dans une zone rurale enclavée ne sont pas les mêmes que ceux d’un citadin confronté à une saturation des transports publics. Pourtant, les solutions ne doivent pas être opposées, mais articulées dans une logique de complémentarité. C’est cette articulation qui manque cruellement aux discours polémiques valorisant l’un au détriment de l’autre.
La France a besoin d’être pensée comme un tout articulé, où le local et le national ne s’opposent pas, mais se complètent. Ce n’est pas dans une idolâtrie du local qu’on trouvera des solutions, mais dans une articulation intelligente entre les échelles de gouvernance.
L’imaginaire collectif, un mirage social fourre tout.
Se baser sur l’imaginaire collectif pour analyser les fractures sociales et territoriales peut paraître séduisant, mais ce concept, comme les dynamiques des réseaux sociaux qui le nourrissent, participe à une désinformation structurelle. Il tend à simplifier les problèmes en oppositions binaires : urbains contre ruraux, liberté contre égalité, déclin contre modernité. Cette caricature, bien qu’efficace pour capter l’attention, masque les véritables enjeux et alimente une vision erronée de la société française.
Prenons l’exemple avancé dans le livre : « Si les urbains sont extrêmement attachés à la valeur de la liberté, les ruraux sont aujourd’hui extrêmement sensibles à la notion d’égalité. » Cette assertion prétend offrir une clé d’analyse, mais elle s’appuie sur des généralisations floues et des clichés. Chez les urbains, le culte de la liberté est souvent présenté comme un choix à portée de main en matière de mobilité, d’accès à la culture ou d’alimentation. Pour les ruraux, l’égalité résonnerait comme une revendication, souvent dictée par des contraintes réelles, telles que le manque de services publics ou les difficultés logistiques. Mais ces interprétations, soufflées par certains politiques pour nourrir leurs discours, apparaissent souvent plus symboliques que factuelles.
La réalité, elle, est bien moins flatteuse. Les chiffres dévoilent une situation où les zones périurbaines, censées bénéficier à la fois des avantages urbains et ruraux, sont systématiquement défavorisées. Prenons les départements comme la Seine-et-Marne ou l’Essonne : à proximité immédiate de Paris, ils figurent parmi les moins dotés en lits hospitaliers (140 à 163 lits pour 100 000 habitants). Mais au lieu de les comparer à Paris intra-muros, qui concentre une densité exceptionnelle, examinons des références plus justes comme le Territoire de Belfort (379 lits pour 100 000 habitants) ou la Haute-Vienne (332 lits pour 100 000 habitants). La disproportion est accablante. Cette sous-dotation s’étend aussi à la disponibilité des agents territoriaux : avec un ratio de 0,15 agent pour 1 000 habitants en Île-de-France, ces zones se retrouvent bien en-dessous des 0,55 agents de la Bourgogne-Franche-Comté.
Ces inégalités structurelles témoignent de l’échec flagrant des politiques publiques à équilibrer les dotations entre territoires. Pendant que certains décrivent des oppositions symboliques, les Français, qu’ils soient urbains, ruraux ou périurbains, subissent des réalités bien différentes. La soi-disant « défense des imaginaires » devient alors un outil de diversion, masquant les responsabilités étatiques dans la répartition des ressources.
Enfin, l’idée d’un « déclin français », omniprésente dans les discours médiatiques et politiques, repose souvent sur des perceptions amplifiées pour servir des agendas idéologiques. Certes, des institutions comme l’école ou l’hôpital sont en crise, mais leur dégradation est transversale et ne concerne pas uniquement les zones rurales. En 2021, selon une enquête du JDD, 72 % des Français croyaient en un déclin national, un chiffre qui masque des réalités locales plus nuancées et diversifiées.
Ainsi, l’imaginaire collectif devient un mirage social dangereux lorsqu’il délaisse les faits au profit de visions binaires et simplistes. Ce mirage n’offre aucune solution tangible. Pour avancer, la réflexion doit s’appuyer sur des données concrètes et des analyses factuelles. Ce n’est qu’à cette condition que les besoins réels de tous les territoires français pourront être entendus et traités avec justesse.
Refuser la division, penser l’unification, se méfier des « je vous ai compris »
Le livre Parlons-nous tous la même langue ? ambitionne de saisir les fractures sociales et territoriales de la France. Mais à trop vouloir opposer le local au national, il risque de réduire un problème complexe à des clivages simplistes. Plutôt que de chercher des boucs émissaires ou de sublimer un échelon au détriment de l’autre, il est temps d’adopter une vision réaliste et systémique.
Les imaginaires collectifs, si souvent cités, ne suffisent pas à masquer les contradictions économiques et politiques qui traversent le pays. La France n’est ni uniquement rurale ni uniquement urbaine, mais une mosaïque complexe intrinsèquement lié. C’est dans cette diversité qu’elle puise sa richesse, et c’est dans l’intelligence collective – locale et nationale – qu’elle trouvera son salut.
Ne vous trompez pas ce n’est pas une critique contre ce livre en particulier mais contre l’idée en général. Il ne sert que d’exemple afin de dénoncer une idéologie dites de « ressenti », « d’imaginaire collectif » qu’il est très compliqué de contester. « L’imaginaire collectif » est la part la plus manipulable dans une société. Elle peut varier du jour au lendemain en fonction d’une actualité relayé par des médias en mal de scoop, des réseaux sociaux pour le buzz.