De l’éclat rhétorique à l’angle mort
Raphaël Enthoven a le génie des formules. Interrogé sur l’IA, il transforme la peur contemporaine en une longue tradition culturelle : du Golem à Blade Runner, l’homme se rêve remplacé par sa créature. Son discours fascine, mais à trop jouer avec les mythes, il risque de masquer le vrai défi.
Quand Enthoven touche juste
Oui, il faut reconnaître la pertinence de sa vision. La machine a toujours été « plus forte » que l’homme dans le domaine pour lequel elle a été conçue : le marteau pour frapper, le cheval pour courir, l’ordinateur pour retenir. Rien d’effrayant là-dedans, c’est l’essence de l’outil.
Et il y a cette trouvaille décisive : l’IA est faite pour ne pas être surprise, alors que la philosophie commence par s’étonner. C’est bien vu, et cela rappelle que ce qui fait l’homme n’est pas sa puissance de calcul, mais sa capacité à questionner et à douter.
Là où son propos s’effondre
Mais Enthoven se trompe en laissant croire que tout cela est rassurant. Dire que l’IA « explique sans comprendre » sonne juste, mais escamote l’essentiel : la question n’est pas ce que la machine « comprend », mais ce que nous lui déléguons. Et déjà, nous lui confions des choix : diagnostiquer, traduire, surveiller, prédire.
Quant à sa formule finale — « aussi loin de remplacer l’homme qu’un escabeau de la Lune » — elle est brillante, mais faussement apaisante. L’IA ne remplacera pas « l’homme » dans son humanité, mais elle remplace déjà l’homme dans des fonctions bien précises. Et c’est là que se joue la rupture : dans le travail, dans la décision, dans nos vies quotidiennes.
Enfin, convoquer Dieu et l’orgueil prométhéen flatte l’oreille, mais détourne du réel. Ce n’est pas la mythologie qui décide de l’usage des machines, mais des choix très humains, très contemporains, et souvent très politiques.
Laurent Alexandre et l’illusion du QI des machines
Dans la même émission, Controverse sur LCP, Laurent Alexandre affirme que « ChatGPT O3 gagne un point de QI par semaine », et qu’il serait déjà à 136, au-dessus de 99 % des humains, quand Gemini 2.5 plafonnerait à 127. Présenté ainsi, sur une chaîne parlementaire, cela sonne comme une vérité scientifique. En réalité, il s’agit d’une extrapolation abusive, fondée sur des tests partiels qui ne recouvrent pas la complexité d’un quotient intellectuel humain.
Le QI est un outil conçu pour évaluer certaines aptitudes cognitives chez des personnes. Le transposer à une machine est trompeur : cela revient à appliquer une grille humaine à un système qui n’a ni vécu, ni conscience, ni autonomie. Attribuer un chiffre comme « 136 » à une IA, c’est donner une apparence de scientificité à ce qui reste un artefact de mesure limité.
Et puis, un détail glisse presque inaperçu : Laurent Alexandre parle encore de ChatGPT O3, alors que nous en sommes déjà à ChatGPT 5. Si son raisonnement était pris au sérieux, et que le compteur gagnait vraiment un point de QI par semaine, il faudrait vite réviser les chiffres… et prévoir un plafond : car en suivant sa logique, d’ici Noël ChatGPT aura dépassé Einstein, et d’ici Pâques, Dieu lui-même. Une façon de rappeler, par l’absurde, que ces calculs n’ont aucune valeur scientifique.
Ce type d’annonce frappe l’esprit, mais il détourne du vrai débat : non pas « à combien s’élève le QI de ChatGPT », mais comment nous décidons d’utiliser sa puissance. La question centrale n’est pas un chiffre, mais notre responsabilité collective.
Élever l’homme plutôt que s’aveugler par l’IA
La vérité est là : la machine n’est pas notre rivale, elle est notre miroir. Elle révèle nos fragilités, nos insuffisances, nos paresses. Elle nous oblige à répondre à cette question : voulons-nous qu’elle nous seconde, ou qu’elle nous remplace ?
La menace n’est pas que la machine devienne humaine. La menace est que l’homme cesse de l’être, en s’en remettant à elle sans discernement.
L’enjeu n’est pas « IA contre humain ». L’enjeu est « humain avec IA ».
Et si nous savons l’utiliser, cette force n’est pas un danger mais une chance : celle d’élever l’homme par la machine. Non pas pour la craindre, mais pour nous dépasser. Non pas pour s’aveugler, mais pour reprendre en main ce qui nous définit : la responsabilité, l’étonnement, le jugement.
L’IA ne remplacera pas l’Homme. Elle révèle si nous sommes encore capables de l’être. Mais sans effort de penser par nous-mêmes, ce sont nos neurones qui s’éteindront.
Plus :
- Controverses sur LCP – Assemblée nationale : « L’IA, plus forte que l’humain ? », première diffusion le 15 juin 2025, rediffusée le 31 août 2025.
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