Face à face entre :
– Un journaliste étranger, curieux, un brin naïf.
– Un haut fonctionnaire, sûr de lui, cynique, parfaitement poli.
Dans un bureau de ministère. Drapeau tricolore, piles de dossiers, tampons « CONFIDENTIEL ».
L’atmosphère sent la paperasse et l’autosatisfaction.
« Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence. »
Interview : la recette de la retraite à la française 1ère
Journaliste : Merci de me recevoir. On m’a dit que la France avait un système de retraite unique au monde. Est-ce que vous pouvez m’en parler ?
Haut fonctionnaire : Unique, oui. Fonctionnel non… c’est un peu le bordel.
Mais il ne faut surtout rien toucher mon pauvre ami. Je vais vous expliquer. Plus en plus vous allez voir on les a classés par des lettres ça va de a à e c’est super simple D’ailleurs c’est la seule chose de simple concernant les retraites.
(Là, il sort un grand tableau intitulé « Typologie des cotisants selon rentabilité nationale ».)
Catégorie A : Le rentable docile
Journaliste : Alors, commençons par ce monsieur.
Oh, il est bien habillé ! Tente grisonnante… On pourrait presque penser à un dandy Anglais. ( Dit-il avec le sourire. )
Haut fonctionnaire : Ah, celui-là ? C’est notre meilleur profil, je peux même dire sans m’avancer notre cible de choix. Le cadre supérieur du privé. Rentable, productif, silencieux. Jamais malade.
Il bosse souvent soixante-dix heures par semaine, donc quand il rentre, on a la paix.
Journaliste : Et il peut partir à la retraite ?
Haut fonctionnaire (chuchotant à l’oreille du journaliste) :
Techniquement, oui.
Mais vous êtes fou nous, on préfère qu’il reste. Tout ce qu’on veut, c’est qu’il paie.
Il paie tout : impôts, cotisations, taxes, solidarité nationale… même ce qu’il ne touchera jamais.
(Après un léger sourire satisfait)
C’est la vache à lait parfaite. On le garde le plus longtemps possible, on l’amortit jusqu’à la dernière facture. On le saigne proprement.
(Le journaliste reste un peu sidéré.)
Catégorie A : À conserver jusqu’à usure complète.
Catégorie B : Celui qu’on appelle « le râleur utile »
Haut fonctionnaire : Ensuite, la classe moyenne du privé : salariés, ouvriers, professions intermédiaires, employés. Mais attention, je vous parle du privé uniquement.
Journaliste : Bref ceux qui font tourner le pays, en somme ?
Haut fonctionnaire : Oui, si vous y tenez, mais n’oubliez pas que c’est nous les « Hauts Fonctionnaires » qui faisons tourner le pays.
Bref, Ils râlent, mais on sait les calmer : une petite prime symbolique, payée par leurs patrons, et hop, ils votent encore pour nous.
C’est ce qu’on appelle la démocratie participative.
Catégorie B : À ménager, flatter occasionnellement.
Catégorie C : Le silencieux encombrant
(Un homme en fauteuil passe dans le couloir)
Journaliste : Et ce monsieur ? Il travaille encore ? Malgré son handicap ?
Haut fonctionnaire : Qui ? Où ? Ah lui, excellent profil.
Handicapé, discret, ponctuel. On a tout fait pour qu’il ne puisse jamais se manifester.
Les transports ne sont pas faits pour lui. Les manifestations sont à Paris, ou dans les grandes villes, Aucune zone pour les déposer ni pour les reprendre, et avec toutes les zones piétonnes il laisse tomber et rentre chez lui au bout de cent mètres. Ne vous inquiétez pas, on a tout prévu pour qu’il se taise.
Et sur eux, on a bien gagné : avant 57 ou 58 ans pour la retraite, maintenant, paf, 62 ans. 5 ans de plus direct et personne ne dit rien. Si j’osais, mais ça reste « off ». Ils peuvent toujours courir pour que ça change et ils l’ont pas vu venir celle là. hahaha !
Journaliste, Mal à l’aise, même choqué crie : Et s’il ne peut plus travailler ?
Haut fonctionnaire : On n’est pas inhumain non plus on l’envoie à la MDPH. Et là aussi, c’est un bordel.
Il touche une petite pension, finit à la retraite, et comme il cotise sur les 25 meilleures années, sa pension sera plus basse.
(haussement d’épaules)
Mais comme je vous l’ai dit, eux, ils n’intéressent personne.
Catégorie C : À exploiter sans risque, avec compassion administrative.
Catégorie D : Le sacré intouchable
(Un type passe, a son tour, avec une vieille banderole CGT transformée en canne à pêche.)
Journaliste : Dites dont, celui-là il a pas un peut trop l’air jeune pour être à la retraite.
Haut fonctionnaire : Chut malheureux !!!
Syndicaliste.
Carrière complète calculée sur les six derniers mois.
Catégorie D = Intouchable.
Modifier leur régime, c’est risquer la guerre civile.
Mais bon, Paris sans grève, ce n’est plus Paris, c’est Zurich.
Journaliste : Bah dites donc vous ce n’est pas très équitable… ?
Haut fonctionnaire : L’équité, un grand mots ça c’est joli sur les affiches.
Mais un syndicaliste fâché, ça bloque un pays.
Un ouvrier fâché, ça bloque juste sa vie.
Et puis, vous savez, on leur signe un petit protocole, et tout le monde fait semblant.
Catégorie D : À craindre. Ne jamais contrarier.
Catégorie E : Le cumulard éclairé
(Un homme de 65 ans passe, mallette en main, visiblement pressé.)
Journaliste : Celui-là travaille encore ?
Haut fonctionnaire : Oui, retraité depuis cinq ans.
Alors nous, on appelle ça la continuité de l’État.
Chez nous, c’est double paie : plein salaire + retraite.
Les patrons du privé, eux, essaient de virer leurs vieux.
Mais nous, on sert la République. On est fonctionnaires. On recycle
Journaliste : Et c’est légal ça ?
Haut fonctionnaire : Évidemment ! On a fait une loi pour.
Et puis c’est coutumier, et en France (vous savez) la coutume quand ça nous arrange, c’est plus solide qu’une loi.
On est fonctionnaires. On est l’État. On dicte les lois au oreilles des politiques.
Journaliste : C’est donc vous qui avez conçu tout ce système ?
Haut fonctionnaire : Oui, eh bien c’est là tout l’art de notre métier. Faire croire qu’on écoute et n’en faire qu à notre tête.
Le millefeuille administratif, c’est nous.
Les aberrations des lois c’est nous qui les avons laissé passer pour ne rien faire
Chaque réforme rajoute une couche pour ne rien changer dessous.
Résultat : personne n’y comprend rien, donc plus personne ne nous conteste.
C’est ce qu’on appelle la stabilité institutionnelle.
Journaliste, abasourdi : Mais pourquoi vouloir réinstaurer la retraite à 60 ans ?
Haut fonctionnaire (agacé) : Alors ça à la base c’est pas nous c’est les syndicats mais c’est pas grave
Un : parce qu’on est sûrs que ça ne marchera pas.
Deux : si jamais ça marche, nous, on la touchera plus tôt, tout en restant en poste.
Les ministres s’en vont, nous, on reste !
C’est une forme d’intelligence collective… sans le peuple. De toute façon il n’y comprend rien.
Catégorie E : À féliciter pour services rendus à soi-même.
Épilogue
(Silence. Le journaliste regarde autour de lui : piles de dossiers, tampons “URGENT”.)
Journaliste : Et tout cela… fonctionne ?
Haut fonctionnaire : Non bien sûr… ! je ne dirais pas ça mais ça fige ça bloque donc c’est bon pour nous. Personne ne comprend comment ça marche, donc personne n’ose y toucher.
Pour vous donner un exemple, vous savez quel coup de maître on a fait ?
Les 10 % de déduction fiscale pour frais professionnels… pour les retraités.
Journaliste : Les retraités ? Mais, … mais ils ne travaillent pas !
Haut fonctionnaire : Justement ! Vous voyez qu’ils n’y comprennent rien.
Et maintenant, on réfléchit à les retirer, ces 10 %. Dans notre jargon on appelle ça les variables d’ajustement : « Facile à donner », « Facile à reprendre ».
On nous demande de faire des économies.
(regard faussement sérieux)
On ne va pas commencer à tout revoir, hein.
Catégorie F : Le peuple. À informer ultérieurement.
Morale de l’histoire :
Évidemment que c’est une fausse interview. Mais ça aurait presque pu être une vraie. Et est-ce qu’il est certain qu’ils auraient répondu autrement ?
En France, l’administration n’est pas une structure, c’est une religion d’État.
Et le millefeuille, son hostie officielle.
La maison qui rend fou ? Elle, au moins, elle recrute encore.